par Pierre Garner, Université de Lorraine
Commençons par une histoire que l’on retrouve dans les Métamorphoses d’Ovide, celle du sculpteur Pygmalion qui, écœuré par l’attitude des femmes de l’île de Chypre s’était voué au célibat. Jusqu’à ce qu’un jour il s’éprît de la statue de marbre sur laquelle il travaillait et qu’il nomma Galatée. Grâce à l’intervention de Vénus, Galatée prit peu à peu vie avec toutes les caractéristiques humaines, dont la beauté tant espérée par Pygmalion. Elle entrait en résonnance parfaite avec le sculpteur, jusqu’à répondre à ses pensées et ses attentes.
Ce mythe grec a inspiré de nombreux concepts dans le champ des sciences sociales, en particulier celui d’« effet Pygamlion ». Apparu à l’origine chez les sociologues de l’éducation, la notion englobe ces situations où un élève voit ses résultats s’améliorer parce que l’enseignant croit en lui, et par symétrie, un élève qui se perçoit tel un cancre par son professeur et qui voit ses résultats à la hauteur de ce statut peu louable.
Le concept a également suscité l’intérêt des chercheurs en gestion pour décrire la relation entre employeur et salarié. On retrouve l’effet Pygmalion en entreprise lorsqu’un individu modifie son comportement sur la base du jugement explicite que son environnement porte sur lui, et notamment son manager car c’est lui qui l’évalue. Dans les organisations actuelles, Pygmalion est incarné par le manager et Galatée par son subordonné. Si le manager mise sur un collaborateur parce qu’il croit en ses capacités, le maintien de la boucle vertueuse Pygmalion-Galatée garantit une relation parfaitement synchronisée entre le manager et son subordonné.
Il arrive cependant que cette boucle s’enraye contre toute attente et que l’on assiste à des départs inattendus de bons salariés d’un service, d’une entreprise. Pourquoi quittent-ils le navire quand tout laisse à penser qu’ils se plaisent là où ils sont : métier, salaire, statut, conditions de travail, avantages en nature ? Tout l’enjeu de notre dernier article de recherche est de comprendre comment est apparu ce dysfonctionnement et comment on peut y remédier.
Carburer au stress ?
Empiriquement, le plus dur, lorsque l’on étudie un effet Pygmalion, est de comprendre ce que perçoivent les individus. Comment le salarié se sent-il perçu par son manager ? Et qu’en fait-il ? Il faut savoir se mettre dans la peau de la statue grecque et se demander comment elle perçoit les désirs de son créateur avant de s’y conformer, ce que Dov Eden, professeur émérite à l’Université de Tel-Aviv, a suggéré de nommer « l’effet Galatée ».
Pour mesurer cette perception du jugement d’un individu sur soi-même, en partant des travaux sur le sentiment d’efficacité personnelle d’Albert Bandura, psychologue canadien, nous avons imaginé un concept : la rétroaction perçue d’efficacité personnelle.
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232 cadres, femmes et hommes issus du secteur privé, ont été étudiés. Ils ont été sélectionnés parmi un échantillon d’individus-cadres pour leur bon score-test d’efficacité perçue à la tâche. Tous ont au moins un enfant. Chaque répondant a été soumis à six questions au sujet de son comportement. Toutes les questions sont élaborées sous forme d’échelles allant de zéro à cinq. Il s’agissait de mesurer le niveau de stress dans la gestion de l’équilibre travail/famille ; le sentiment d’efficacité personnelle au travail ; le niveau d’efficacité personnelle qu’ils pensent que leur hiérarchie leur attribue ; l’implication au travail ; la satisfaction au travail ; l’intention de départ.
Les résultats nous permettent de tirer plusieurs enseignements intéressants. On observe tout d’abord, et cela semble assez intuitif, que moins l’individu est impliqué dans son travail, moins il est satisfait et plus il compte quitter l’entreprise. Il apparaît également que plus le cadre est en situation de stress avec un bon niveau de sentiment d’efficacité personnelle au travail, plus son niveau de satisfaction au travail augmente. Cela voudrait dire que le cadre se réalise dans le stress, c’est son carburant. Cependant, plus le cadre est stressé et plus aussi son niveau de rétroaction perçue d’efficacité personnelle diminue au point qu’il ait envie de quitter l’entreprise.
Qui est concerné ?
Nous touchons au but. Le stress chez le cadre est générateur à la fois d’une satisfaction au travail parce qu’il s’y sent efficace et d’insatisfaction au travail parce qu’il pense que son chef ne le juge pas efficace. Et, au-delà du sentiment d’efficacité personnelle, c’est ce sentiment rétroactif, la rétroaction perçue d’efficacité personnelle, qui médiatise les comportements futurs du cadre, à savoir son implication, sa satisfaction et ses envies de départ.
Nous avons « contrôlé » nos résultats en tenant compte de variables telles que le sexe, l’ancienneté en entreprise et le niveau d’encadrement. La rétroaction perçue d’efficacité personnelle semble ainsi plus faible chez le cadre ayant moins de 5 ans d’expérience en entreprise que celui dont l’ancienneté dépasse les 15 années. Cela voudrait dire que lorsque le cadre a peu d’expérience en entreprise, il attend beaucoup du jugement de sa hiérarchie car il veut lui plaire, savoir s’il fait du bon travail. Pour un cadre senior, c’est moins le cas, ce dernier étant probablement plus connaisseur des leviers d’évaluation en interne et des profils des managers.
Si l’on regarde du côté de l’âge, il apparaît que l’écart de perception entre le propre jugement d’efficacité des jeunes cadres et la manière dont ils pensent que leur hiérarchie les juge est si important qu’il est impossible de prédire les réactions qu’ils vont avoir. Cette génération semble plus méfiante, moins naïve et plus alertée que les générations précédentes sur les pratiques de management. Elle a aussi besoin de feedbacks basés sur des faits, des éléments concrets. Elle veut du challenge sur mesure et surtout être valorisée.
Il y a là des ressources importantes pour les entreprises. Quand on connaît les coûts abyssaux liés aux dysfonctionnements qu’engendre le départ d’un cadre performant, on peut se dire que l’entreprise devrait sérieusement songer à intégrer des capteurs de bien-être en formant les managers à l’accompagnement et au suivi du parcours individuel pour augmenter les chances de prédire avec justesse les intentions de leurs collaborateurs.
Pierre Garner, Enseignant-chercheur en comportement organisationnel, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.