Danone, une illustration des fragilités du statut d’entreprise à mission – The Conversation

Bertrand Valiorgue, Université Clermont Auvergne (UCA)

Le dimanche 14 mars, le conseil d’administration du géant français de l’agroalimentaire Danone a acté l’éviction avec effet immédiat de son PDG, Emmanuel Faber. Gilles Schnepp, ex-patron du fabricant de matériel électrique Legrand, lui succèdera à la présidence. Quand à la direction générale, elle sera assurée par le duo intérimaire en attendant de trouver un nouveau directeur général « d’envergure internationale ».

Cette décision, réclamée par des fonds activistes récemment entrés au capital qui reprochaient une trop faible performance du cours boursier, semble aujourd’hui révéler les fragilités du statut d’« entreprise à mission » dont Danone fut la première entreprise cotée à se doter, en mai 2020.

Le cas Danone fait en effet ressortir les impasses et les angles morts de la loi Pacte, promulguée en 2019, qui officialise ce statut d’entreprise à mission et prévoit que l’entreprise puisse également se doter d’une « raison d’être », validée en assemblée générale par les actionnaires.

Ces dispositifs permettent à une entreprise d’affirmer son engagement dans la poursuite d’objectifs qui ne sont pas exclusivement centrés sur une performance économique et financière et visent à répondre aux grands défis qui traversent nos sociétés (mobilité durable, transition alimentaire, énergie propre, etc.). Ils ouvrent la voie vers un capitalisme responsable.

La menace des fonds activistes

Comme l’ont très bien montré les chercheurs Rodolphe Durand, Mark Desjardine et Emilio Marti, les fonds spéculatifs activistes compromettent la responsabilité sociale des entreprises. Ces fonds interprètent les engagements en faveur de la responsabilité sociale et du développement durable comme des dépenses inutiles qui se font au détriment d’une maximisation des bénéfices pour les actionnaires.

Les chercheurs montrent également qu’une entreprise cotée qui s’engage sur le chemin de la RSE a deux fois plus de chance d’être ciblée par un fonds activiste. Telle une proie sans défense, les fonds activistes se jettent sur l’entreprise responsable en demandant des changements de stratégie et de gouvernance.

C’est exactement ce qui vient d’arriver à Danone.

Il y a à peine trois mois, les fonds activistes qui ont poussé Emmanuel Faber vers la sortie étaient absents du capital de Danone. Ils n’étaient pas actionnaires. À l’approche de l’assemblée générale, ils sont progressivement montés dans le capital en mettant la pression sur le PDG et le conseil d’administration en mobilisant savamment la presse et les réseaux sociaux. Dans quelques mois, ils auront sans doute déserté pour se concentrer sur une nouvelle cible.

Mieux protéger les entreprises à mission

Le cas Danone confirme que, malgré la loi Pacte, certains actionnaires peuvent toujours grandement déstabiliser le projet de durabilité et compromettre les projets des dirigeants comme nous l’avions souligné dans un essai consacré à la raison d’être de l’entreprise. Trois propositions sont susceptibles de mieux protéger les entreprises à mission cotées.

Tout d’abord, abaisser les seuils de déclaration. Quand un actionnaire franchit un certain niveau dans le capital d’une entreprise cotée (5 % aujourd’hui), il doit faire une déclaration pour indiquer sa présence. Ce seuil doit être abaissé à 1,5 % pour que les dirigeants et le conseil d’administration prennent très tôt la mesure du danger qui les guette avec l’arrivée de fonds activistes.

La deuxième proposition consiste à rendre le droit de vote proportionnel au temps passé. Un fonds activiste présent dans le capital pour quelques semaines a actuellement les mêmes droits de vote qu’un actionnaire engagé depuis plusieurs années dans l’entreprise. On pourrait stipuler que les nouveaux actionnaires d’une entreprise à mission obtiendront la « citoyenneté actionnariale » au bout d’un certain temps. Dans le cas de Danone, les fonds, entrés en début d’année (et qui, étant donné leur mode de fonctionnement habituel, auront probablement déserté dans quelques mois), n’auraient ainsi pas pu contrarier les équipes de Danone dans la poursuite d’objectifs non financiers.

Il s’agit enfin de changer nos critères d’évaluation de la performance. Les ambitions d’une entreprise à mission doivent faire l’objet d’une évaluation d’ensemble avec d’autres indicateurs que le cours de bourse ou le rendement du capital, comme c’est le cas aujourd’hui. De nouvelles normes d’évaluations plus larges doivent s’imposer et en particulier de nouvelles normes comptables.

Un nouveau chapitre législatif ?

Le cas Danone pointe certaines lacunes de la loi Pacte et un nouveau chapitre législatif doit s’ouvrir si nous ne voulons pas que les entreprises à mission et la raison d’être ne constituent la dernière ruse d’un capitalisme qui semble à bout de souffle.

Si nous m’aménageons pas la loi Pacte, il y a toutes les chances pour que Danone soit la première et la dernière entreprise cotée à mission.

En effet, cette loi a laissé en friche la question des droits et devoirs des actionnaires. Or, nous savons, comme le dit très justement le chercheur Pierre-Yves Gomez, qu’il ne peut pas y avoir d’entreprises responsables sans actionnaires responsables.

L’ouverture d’une nouvelle réflexion législative devient donc urgente, d’autant plus que, comme le montre le premier baromètre des entreprises à mission, on observe un réel engouement pour cette nouvelle conception de l’entreprise. Les enjeux de « citoyenneté actionnariale » devraient donc devenir de plus en plus essentiels dans les toutes prochaines années.


Bertrand Valiorgue est l’auteur de l’essai « La raison d’être de l’entreprise » publié aux Presses universitaires Blaise Pascal (PUBP) en mars 2020.

Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises, Université Clermont Auvergne (UCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.