Par Ismael Al-Amoudi, Grenoble École de Management (GEM)
Le mot « humiliation » vient du latin humus, la terre. Métaphoriquement, humilier quelqu’un consiste à le faire tomber à terre, puis à lui frotter le visage dans la boue avant de l’y abandonner, impuissant, blessé, honteux et soumis à la risée de tous. Cette métaphore étymologique est instructive car elle suggère un mécanisme psychosociologique basique, puissant et malheureusement courant.
En théorisant un peu, on pourrait dire que l’humiliation consiste à dégrader l’identité d’une personne au point que celle-ci ne peut plus occuper une position à partir de laquelle elle pourrait faire valoir ses droits. Poussée à son terme, l’humiliation peut même créer une « identité abjecte » lorsque la personne humiliée finit par se voir elle-même comme un être vil et dégoutant qui mérite pleinement les traitements humiliants auxquels on la soumet.
Selon le discours officiel, l’humiliation n’a pas sa place dans une entreprise bien gérée. En effet, nous pensons savoir depuis les expériences de Hawthorne menées dans la première moitié du XXe siècle que la productivité des employés augmente lorsqu’on s’intéresse à eux en tant que personnes. Pourtant, ce principe ne s’applique malheureusement pas dans tous les contextes.
Moins de 60 euros par mois
Pour mieux comprendre le lien entre humiliation au travail et productivité, j’ai mené un projet de recherche collectif avec mes collègues Rohit Varman de l’Université de Birmingham et Per Skålén de la Karlstadt Universitet. Après de longs entretiens sociologiques menés auprès d’employées domestiques et de leurs employeurs dans la ville de Calcutta en Inde, nous avons documenté des cas d’humiliation particulièrement visibles et cherché à établir des liens entre humiliation et productivité.
Les résultats de notre étude, publiés récemment dans la revue de référence Organization Studies, sont accablants. Nous montrons comment les employées (en grande majorité des femmes de classes sociales inférieures) sont systématiquement soumises à des humiliations symboliques mais aussi physiques et sexuelles. Elles n’ont pas le droit d’utiliser les mêmes ustensiles que leurs maîtres et doivent s’asseoir sur le sol. Elles se font souvent frapper et insulter lorsque le travail n’est pas assez rapide. En cas de blessures graves, les médecins concluent à un accident plutôt qu’à une agression avec coups et blessures.
De nombreux témoignages, tout aussi troublants, font état d’attouchements et de viols – notamment sur les domestiques les plus jeunes (à partir de 11 ans). L’humiliation atteint souvent son comble lorsque la travailleuse violée cherche du soutien auprès de la famille de son employeur. Dans ce cas, sa parole est dénigrée et les membres de la famille veillent à ce que l’employée délatrice perde le peu de crédibilité qu’elle avait.
Pourtant, au bilan, les maisons de la classe moyenne sont nettoyées et les enfants sont gardés, 12 heures par jour et sept jours par semaine, pour des salaires largement inférieurs au salaire minimum du pays qui est pourtant inférieur à 60 euros par mois.
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Au-delà des spécificités liées au contexte indien, notre travail de recherche nous enseigne que l’humiliation des travailleurs peut malheureusement constituer une stratégie très rentable, dès lors que l’employeur bénéficie d’une main-d’œuvre abondante, précaire et peu organisée. En effet, même si la qualité du travail n’est pas optimale, un employé humilié devient docile, silencieux et craintif. Il travaille de longues heures et se contente du salaire qu’on veut bien lui verser.
Le discours officiel a ses limites
C’est donc sur cette base qu’il faut réfléchir aux meilleures manières de lutter contre l’humiliation au travail. S’il existe des configurations où l’humiliation est profitable sur le long terme comme en Inde, alors la solution ne viendra peut-être pas uniquement de l’entreprise mais plutôt du législateur et de la société civile qui devront faire en sorte que l’humiliation ne soit jamais une stratégie rentable. Par exemple en favorisant la création de groupes de discussion informels et de syndicats officiels, ou encore en sensibilisant les inspecteurs et médecins du travail sur la question, ou même en créant des conditions fiscales avantageuses lorsque des politiques en faveur des employés sont mises en place.
Certes, on pourrait se dire que le cas des employés de maison en Inde constitue un cas extrême. Cependant, plus proches de nous, les limites du discours officiel sur la non-rentabilité de l’humiliation comme technique de management éclatent dès que l’on prend le temps de parler avec des travailleurs de leurs conditions de travail. Peut-être par honte, les personnes ne se confient pas trop pendant la première demi-heure, puis, à un moment, arrivent les histoires troublantes… Un jeune jardinier qui doit accourir aux sifflements du patron, un ouvrier du bâtiment non documenté qui se fait appeler « Mamadou » par les collègues rigolards, une professeure des écoles sommée par le principal de corriger une note qui aurait déplu aux parents…
L’humiliation peut donc apparaître partout, même dans des domaines où sa présence n’est pas soupçonnée. Raison de plus de réagir et d’enclencher les moyens de lutter contre dès les premières manifestations du phénomène.
Ismael Al-Amoudi, Professor of organisational theory & Director of the Centre for Social Ontology, Digital Chair., Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.