Article de Jean-Claude Dupuis, Propedia
Depuis une quinzaine d’années émerge en France un mouvement en faveur d’entreprises qualifiées de « libérées ». C’est par exemple, du côté de Montpellier, Enerfip et ses 14 salariés, première plate-forme européenne de financement de la transition énergétique. C’est aussi Chrono Flex (plus de 400 salariés), localisée en périphérie de Nantes, spécialiste du dépannage en flexibles hydrauliques. C’est également la biscuiterie montalbanaise Poult.
Ses principes d’autonomisation poussée des salariés et de partage de la gouvernance ont été popularisés en particulier par l’ouvrage Liberté et Cie publié par Isaac Getz, professeur à l’ESCP, et Brian Carney, membre du comité de rédaction du Wall Street Journal. Tout y laisse à penser que le contrôle pourrait laisser la place à la liberté au travail.
Or, l’observation fine de cas emblématiques de ce type d’organisation montre qu’elles demeurent régies par des principes de contrôle. Le livre-témoignage de Thibault Brière intitulé Toxic Management, « glaçant » d’après la rédaction du Monde, souligne au demeurant que leur invisibilisation pourrait même faciliter des dérives manipulatoires. Il y aurait donc toujours du contrôle dans la vie des organisations et cela serait mieux de l’assumer.
« Lost in Translation »
Comme le soulignent nos travaux, à l’instar de nombreux autres, il est, en effet, difficile pour ne pas dire impossible de fabriquer de l’organisé (organisation) sans organisant (organising). Comprendre cela implique de clarifier la notion de « contrôle organisationnel », issue du concept anglo-saxon de « controlling », mal traduit dans la langue de Molière. En effet, ce n’est ni tout à fait le « checking », la vérification, ni tout à fait le « monitoring », la surveillance. Il existe en fait différents modes de contrôle, certains formels, d’autres informels, et à chaque type d’organisation, son control mix, sa manière de les associer. À commencer par les soi-disant « organisations libérées ».
Le contrôle organisationnel renvoie avant tout à la notion d’influence. Il s’agit d’orienter les comportements dans le sens de l’accomplissement des buts de l’organisation. Comment en distinguer les différents types ? Par les moyens du contrôle : le respect de standards et procédures, la mesure des performances, l’adhésion aux valeurs ? Par ce sur quoi s’exerce le contrôle : les actions, les résultats, les caractéristiques et qualifications du personnel, la culture et les normes ?
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Classiquement, on distingue trois grands modes. Le contrôle par les résultats renvoie, en interne, aux méthodes et outils du contrôle de gestion. Il peut également prendre la forme, avec des parties prenantes externes, d’un contrôle par le marché dans le cas de la production de biens privés. Le contrôle par les règles et les procédures renvoie, lui, à tous les dispositifs formels mis en place par l’organisation pour détecter et corriger les comportements non conformes. Le contrôle social, enfin, est plus informel : il peut reposer sur le pouvoir d’une personne, la pression exercée par le groupe ou, voire par soi-même.
Et fais ce qu’il te plaît ?
Il est relativement aisé d’établir une correspondance entre les modes de contrôle et les genres d’organisation, à commencer par ceux distingués par le chercheur canadien en management Henry Mintzberg au sein d’ouvrages qui font référence. On peut ainsi les schématiser :
Où dans tout cela situer les entreprises dites « libérées » et autres « holocratie », « organisation opale » ou « organisation spaghetti » ? Leur control mix est en fait dominé par des formes de contrôle social et informel. Le fonctionnement de ces organisations fait le pari de prendre appui sur un contrôle social par le groupe restreint.
Ces entreprises reposent sur des équipes autonomes ou semi-autonomes et la régulation de l’activité y est d’abord l’affaire des membres desdites équipes. L’efficacité d’un tel contrôle implique que les équipes ne dépassent pas une certaine taille. Au-delà, l’équipe est scindée en deux.
Le contrôle par le groupe de pairs y est prolongé et renforcé par un autre type de contrôle social et informel que Michel Crozier, grand nom de la sociologie des organisations, aurait volontiers qualifié de « gouvernement par la culture ». Un management par les valeurs vient en effet donner une tonalité missionnaire à ces organisations. D’une nature certainement très subtile, ce type de contrôle invite les membres de l’organisation à partager des valeurs et à agir en conformité.
C’est ce modèle qui est à la base de l’entreprise Buurtzorg laquelle a révolutionné l’organisation des soins infirmiers à domicile aux Pays-Bas. Comme nous l’avons montré, il inspire, à présent, des acteurs sociaux et médico-sociaux en France, à commencer par des services d’aide à domicile (SAAD) et des services de soins infirmiers à domicile (SSIAD).
Henry Mintzberg le soulignait déjà en 1989, ce type d’organisation peut atteindre la forme la plus pure de la décentralisation : tous ceux qui sont admis à entrer dans le système partagent son pouvoir. Mais tout cela ne signifie pas pour autant une absence de contrôle, c’est même tout à fait le contraire. Il tend à être particulièrement puissant dans ce type de configuration car il ne porte pas simplement sur le comportement de ses membres mais pratiquement sur leur âme même.
L’écrivain anglais Sir Anthony Jay notait d’ailleurs dans son livre intitulé Machiavel et le management que le principe fondamental d’enseignement des nouveaux jésuites lorsqu’ils sont recrutés est la parole suivante « Adore Dieu et fais ce qu’il te plaît ». Cela ne signifie pas bien entendu qu’ils soient libres de faire ce qui leur plaît mais, au contraire, d’agir strictement en conformité avec l’ensemble de croyances dont participe l’ordre. Il n’y a pas là chose bien différente des entreprises dites libérées.
Jean-Claude Dupuis, Professeur à l’Institut de Gestion Sociale, Propedia
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.