Victime d’un manager incompétent ? Bienvenue en « kakistocratie » ! – The Conversation

Article rédigé par Isabelle Barth, Université de Strasbourg

Alors que la compétence est vue comme un pilier du monde du travail, l’incompétence est partout. Le problème est qu’elle ne se niche pas uniquement dans les emplois subalternes, mais qu’on la retrouve dans les gouvernances de nombreuses organisations. Bienvenue en « kakistocratie », le monde de l’incompétence !

Le mot kakistocratie est construit à partir de deux mots grecs : kakistos (le pire) et cratos (le pouvoir). J’ai mené une enquête pendant trois années pour analyser le phénomène, plus répandu qu’on ne le pense, et comprendre comment on pouvait en sortir. On pourrait supposer que ce type de gouvernance est réservé à quelques grandes institutions publiques (les bureaucraties), avec quelques illustrations savoureuses en littérature (Ubu Roi) ou au cinéma (Les Tuche à l’Élysée). Or, j’ai pu constater qu’on la retrouve également dans des multinationales comme dans des start-up ou des très petites entreprises (TPE).

Si les kakistocraties existent depuis le début de l’humanité, le sujet trouve une nouvelle actualité avec le développement exponentiel du numérique et tout particulièrement de l’intelligence artificielle (IA), qui génère la « présomption de compétences ».

Mais avec quelle consistance ? Quelle profondeur ?

Souffrance et sous-performance

Les effets de la kakistocratie sur les collaborateurs de l’entreprise sont toujours les mêmes : sentiment d’inutilité, d’incompréhension, de frustration, avec comme conséquences l’absentéisme, le désengagement, le départ et bien sûr la sous-performance. Marc*, 41 ans, qui travaille dans le secteur informatique, en témoigne :

« J’ai travaillé des années avec un manager incompétent. Le pire, c’est qu’il ne se remettait jamais en cause. On était obligés de faire à sa place, ou bien de réparer ses c**. J’ai souvent remonté l’info, preuves à l’appui. Rien n’y a fait. Il était protégé par la direction. Du coup, on est tous partis, petit à petit. C’était cause perdue ! »

En général, un manager incompétent se traduit par faire à sa place, au prix de beaucoup de temps et d’énergie pour compenser ses manques. C’est aussi le sentiment de honte, honte pour l’image que cette incompétence. Être managé par des incompétents provoque également la perte de confiance. Il est en effet impossible d’avoir confiance en des personnes qu’on estime incompétentes. https://www.youtube.com/embed/TgqGuw5DpfU?wmode=transparent&start=0 La promotion par l’incompétence : la kakistocratie (Isabelle BARTH | TEDxClermont (2022)).

Un autre sentiment partagé est celui d’injustice : les témoignages sont nombreux d’avoir le sentiment d’être piégé par sa compétence, à l’image de celui d’Émile, 46 ans, qui travaille dans le secteur industriel :

« Ça fait 12 ans que je suis dans le même service. J’ai essayé d’obtenir des promotions. J’ai fait des demandes. Je suis allé en formation… Chaque fois, c’est quelqu’un d’autre qui a eu la place. Sans explication, des même pas bons. C’est dur à vivre ».

Et puis, il y a la perte de repères, car en kakistocratie, on oublie ce qu’on a appris depuis qu’on est tout petit : la réussite est associée à l’effort, l’apprentissage, et surtout au mérite ! C’est tout le contraire en kakistocratie !

Comment se construit une kakistocratie ?

Quand on évoque l’incompétence au travail, apparait spontanément le « principe de Peter (1970) » : nous progressons dans nos fonctions jusqu’à ce que nous rencontrions notre seuil d’incompétence. Mais ce n’est pas la seule explication, loin de là !

Une illustration du « principe de Peter »
Une illustration du « principe de Peter ». Wikimedia, CC BY-SA

Un autre principe est celui de Dilbert, inventé par l’humoriste américain Scott Adams : « Les gens les plus incompétents sont systématiquement affectés aux postes où ils risquent de causer le moins de dégâts : ceux de managers ».

Ensuite, il y a la peur de la compétence. Le manager ne veut pas recruter ni promouvoir des talents qui pourraient rapidement être des concurrents et le dépasser.

Illustration du « principe de Dilbert »
Couverture du livre « Le principe de Dilbert » de l’humoritse Scott Adams. Wikimedia, CC BY-SA

Une autre explication de l’incompétence au plus haut niveau des entreprises et des institutions est le développement de la « consultocratie », la délégation à des cabinets de conseil des missions complexes ou à caractère stratégique.

Enfin, l’entreprise peut fabriquer de l’incompétence, quand elle ne propose aucune formation.

La kakistocratie s’installe souvent par défaut, par glissements successifs, par lâcheté, par ignorance, par bêtise, mais il existe des organisations où la kakistocratie n’est pas le lot de quelques individus, mais bien un système organisé.

Ces kakistocraties organisées répondent à trois mécanismes :

  • la dette, car en recrutant des incompétents, vous vous assurez de leur loyauté, puisqu’ils vous sont redevables.
  • la négation de l’individu au profit du système qui décide au mépris de la compétence. C’est le cas des dictatures.
  • et enfin, le système clanique. L’objectif d’un clan est la préservation et la perpétuation de ses intérêts et de ses périmètres, pas d’être performant ou compétent. On recrute pour la loyauté, par pour la compétence : le syndrome du « fils du patron » !

Comment renverser une kakistocratie ?

Une bonne façon de supprimer une kakistocratie, c’est d’agir sur la cause racine : l’incompétence. Je propose ainsi 4 scénarios, qui ne sont pas exclusifs les uns des autres :

Le premier est le plus classique, il consiste à former, pour rendre les gens compétents ! Sont visées alors les compétences métiers mais aussi les compétences managériales.

Un autre est de mobiliser le name and shame, « nommer et couvrir de honte », pour dénoncer les kakistocrates ! Dans un monde où la réputation des entreprises compte de plus en plus, cela peut être efficace.


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On peut aussi recommander le recrutement de femmes. Les femmes dirigeantes ayant eu beaucoup plus de barrières à franchir pour parvenir au sommet, elles sont plus talentueuses que les hommes à statut égal. Les études montrent qu’elles ont aussi un rapport différent à la compétence, qui les rend exigeantes vis-à-vis d’elles-mêmes.

Le dernier scénario est le moins intuitif mais certainement le plus structurant pour sortir d’une kakistocratie : accepter l’incompétence, pour en faire quelque chose qui permet de se mettre en mouvement, d’avancer.

L’incompétence, une valeur créatrice ?

On peut en effet avancer l’idée que l’incompétence peut motiver la créativité, l’innovation même. Quand on ne sait pas, on peut apporter un regard nouveau et des idées disruptives pour résoudre un problème, à l’image de Yacine, 38 ans, d’une entreprise de service :

« Je me suis mis à l’écoute des “pourquoi ? ”. Avant je les balayais du revers de la main, je répondais comme tout le monde : “parce qu’on a toujours fait comme ça ! ” Et c’est souvent passionnant. Quelle que soit l’issue, l’exercice du pourquoi est particulièrement utile ».

Avec cette capacité réflexive, on entre dans ce mouvement d’une pensée managériale qui reconnait de mieux en mieux la vulnérabilité. Il ne s’agit plus d’opposer incompétence et compétence mais à les voir comme complémentaires. Après tout, nous sommes tous l’incompétent de quelqu’un d’autre.

Mais il ne faut pas être naïf, s’attaquer à la kakistocratie, c’est mettre en cause ceux qui gouvernent. Cela demande du courage ! En kakistocratie, le compétent est souvent l’empêcheur de ne pas bien travailler en rond ! L’indésirable !

Les kakistocraties ont encore de beaux jours devant elles.

Mais les nommer, les dénoncer est un point de départ. Le diagnostic est toujours le début de la guérison !


*Les prénoms ont été modifiés

Isabelle Barth, Secrétaire général, The Conversation France, Université de Strasbourg

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.