Les effets ambivalents de la méditation de pleine conscience en entreprise – The Conversation

À l’instar de Google ou Apple, de plus en plus d’entreprises proposent à leurs salariés des séances de méditation pleine conscience. Free-vectors.net, CC BY-SA

Article rédigé par Michaël Roux, Audencia et Fidan Kurtaliqi, Audencia

Dans un environnement caractérisé par l’incertitude, une pression concurrentielle accrue et une constante recherche de performance, les collaborateurs sont appelés à une adaptation et une agilité continues. Face à cette exigence, les entreprises se sont tournées vers une approche qui semble offrir une solution idéale : la pratique de la mindfulness (méditation de pleine conscience). Ainsi, pour faire face aux pressions du marché, les entreprises peuvent maintenir des attentes élevées envers leurs collaborateurs tout en veillant à leur bien-être. C’est ainsi que de grandes entreprises telles que Google ou Apple, ont commencé très tôt à avoir recours à des coachs spécialisés en mindfulness afin d’optimiser le bien-être de leur personnel. https://www.youtube.com/embed/nivIw9D80Yc?wmode=transparent&start=0 Google propose à ses employés des cours de méditation et de pleine conscience (CNBC Television, 2020, en anglais).

Pour autant, la pratique de la mindfulness en entreprise soulève des questions. En premier lieu, par le fait qu’il s’agit d’une pratique individuelle et spirituelle. Si bien qu’une telle pratique semble incongrue dans un cadre organisationnel. En second lieu, car elle interroge le lien qu’il peut y avoir avec une autre pratique en entreprise, celle de l’« empowerment » (autonomisation) psychologique et organisationnel, qui, elle, vise explicitement la performance. C’est dans cette optique que nous avons entrepris un travail de recherche au sein de deux organisations, auprès de 13 managers et 35 collaborateurs, et nos conclusions mettent en évidence cette nature ambivalente des résultats liés à la pratique de la mindfulness en entreprise.

Effets inattendus

L’empowerment englobe deux dimensions : une composante organisationnelle, qui concerne un ensemble de stratégies managériales où un responsable partage son pouvoir avec ses collaborateurs, et une dimension psychologique axée sur le jugement du collaborateur quant à sa capacité à assumer des responsabilités et à accomplir ses tâches. C’est la dimension psychologique qui présente une similitude marquée avec la mindfulness.

Selon la définition de Jon Kabat-Zinn, scientifique et méditant américain, la mindfulness se manifeste lorsque l’individu dirige délibérément son attention vers l’instant présent, sans jugement, en restant conscient du déroulement de son expérience à chaque instant. La littérature suggère que les effets de l’empowerment psychologique et ceux de la mindfulness sont similaires, ce que confirme notre étude.

Par exemple, à l’instar de la mindfulness, l’empowerment psychologique peut renforcer l’engagement envers l’entreprise et accroître la satisfaction au travail.

Dans notre étude, nous observons ainsi qu’après avoir suivi une formation MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction), les managers développent un esprit critique plus affûté, remettant en question plus facilement les incohérences organisationnelles. L’initiative individuelle est renforcée, permettant aux collaborateurs de prendre davantage le contrôle de leurs missions, comme l’exprime ce manager qui souligne sa transition vers une approche plus axée sur ses propres souhaits :

« Ça c’est très important, c’est même fondamental. Il faut qu’on en parle de ça. Il y a trois mois, je me serais forcé à faire des choses parce qu’on me le demande et aujourd’hui, je serais plutôt dans une tendance inverse, c’est-à-dire d’agir un peu plus en fonction de ce que je souhaite moi. »

De même, un autre manager témoigne d’une évolution similaire, illustrant comment la formation lui a permis de se sentir plus à l’aise pour refuser des engagements tels que les réunions :

« Régulièrement, très régulièrement, j’ai du mal à déjeuner le midi parce qu’on m’impose, entre guillemets, des réunions, des conférences téléphoniques. Et jamais avant je ne m’autorisais à refuser, parce que voilà, je me disais “faut toujours être présente”, je me mettais des barrières toute seule. Et depuis la formation, je me dis, “bienveillance”. Donc bienveillance envers les autres mais aussi envers soi-même et pour être mieux au quotidien et je m’autorise à refuser. »

Les collaborateurs prennent également plus de recul dans leur travail lorsqu’il s’agit d’analyser des situations complexes qui mêlent des états émotionnels. Ainsi, ce manager qui exprimait auparavant une difficulté à analyser les états émotionnels et messages envoyés par ses interlocuteurs, se dit avoir nettement progressé grâce à la mindfulness :

« Avant je me faisais des plans sur la comète, telle catastrophe va m’arriver… Maintenant, je me dis que je vais attendre pour voir ce qu’il se passe… Et neuf fois sur dix il ne se passe rien de négatif. »

Nous remarquons également un regain de confiance grâce à cette prise de recul développée par la mindfulness :

« Je me sens moins nul, je me sens plus à ma place. Je me disais qu’ils ne m’écoutaient pas parce que je ne suis pas bon. En fait, non, ils ne m’écoutaient pas parce que c’est la situation qui voulait ça. J’arrive à me distancier. »

Cependant, lorsque la mindfulness vient influencer l’empowerment psychologique avec sa dimension spirituelle et désobjectivée, des effets produits peuvent être en décalage avec les attentes des entreprises.

Par exemple, la mindfulness sensibilise l’individu aux écarts entre ses valeurs personnelles et celles prônées par l’entreprise. Alors que l’empowerment organisationnel objectivé tend à atténuer l’intention de quitter l’entreprise, la mindfulness, en tant que pratique purement individuelle et désobjectivée, peut inciter les individus à faire l’inverse. Cela a été le cas pour trois managers sur treize lors de notre étude.

Par exemple, l’un des managers souligne l’émergence de difficultés avec sa hiérarchie, notamment du fait de son gain en autonomie et de ses prises d’initiatives. Deux autres managers ont quitté leur entreprise. Bien que la mindfulness n’ait pas été directement à l’origine de leur départ, elle a amplifié un malaise préexistant, comme cela s’est manifesté chez un de ces managers qui éprouvaient déjà des difficultés dans son travail :

« Vous arrivez à moment où je suis dans une période de gros doute, où je pense à changer complètement de métier… Il y a plein de jours où je me dis : mais qu’est-ce que je me prends la tête à faire ce boulot alors que je pourrais faire autre chose où je rendrais service aux gens ? »

La pratique de la mindfulness colore donc l’empowerment psychologique de manière particulière, puisqu’elle y apporte ce qui est intrinsèque à sa nature : le renforcement de la liberté d’esprit et de la conscience critique.

« Rôles sociaux »

Il convient donc de s’interroger : la mindfulness a-t-elle réellement sa place en entreprise ? Cette question se pose légitimement lorsqu’on examine le phénomène de résignation des salariés au sein des entreprises. Bien que certains collaborateurs demeurent dans leur entreprise par défaut, il serait naïf de croire que des activités telles que le « team building » contribuent réellement à donner du sens à leur travail.

Comme l’a illustré le sociologue américain Erving Goffman, nous jouons tous des « rôles sociaux », et l’entreprise n’échappe pas à cette réalité, où le jeu à travers une façade peut prendre une dimension encore plus prononcée. Les collaborateurs restent en poste et feignent d’être heureux au travail, car c’est ce qui est attendu d’eux : réaliser leurs missions en étant heureux. https://www.youtube.com/embed/x2HCM0Dmi2w?wmode=transparent&start=0 Olivier Meier : Démissions silencieuses, lutter contre la résignation (2024).

Ainsi, l’utilisation de la mindfulness peut représenter un « moment de vérité » car elle peut impliquer une remise en question des pratiques et activités par les collaborateurs de l’organisation même.

Une démarche désintéressée

Cette pratique en entreprise peut conduire à deux scénarios antagonistes. Le premier, aligné sur l’esprit de la pleine conscience, inciterait l’entreprise à modifier profondément ses pratiques managériales et organisationnelles et à intégrer les attentes des collaborateurs, pouvant même remettre en question sa raison d’être. Cela impliquerait nécessairement de prendre en compte des préoccupations des salariés liées à leur bien-être ou à leurs valeurs, notamment l’impact de l’activité de l’entreprise sur la société et l’environnement. Les effets en conséquence ne pourraient qu’être positifs dans la mesure où cela donnerait du sens à leur travail ce qui pourrait réduire le phénomène de « démission silencieuse ».

En revanche, l’utilisation de la pleine conscience à des fins purement performatives pourrait avoir des effets tout autres. Alors que l’empowerment psychologique est par nature orienté vers la performance et clair dans ses intentions, l’utilisation d’une approche individuelle non objectivée telle que la pleine conscience présente davantage de risques pour l’entreprise comme ceux évoqués précédemment (remise en question de l’entreprise, augmentation de l’intention de quitter, etc.).

Quoi qu’il en soit, face aux bouleversements actuels, les entreprises auront de plus en plus de difficultés à motiver leurs collaborateurs si leurs activités entrent en contradiction avec les enjeux climatiques et les valeurs de ces derniers. Les étudiants s’opposant à l’arrivée de certaines entreprises dans leur école ou les youtubeurs qui dénoncent les pratiques douteuses montrent que les entreprises ne peuvent plus ignorer ces tensions. La mindfulness pourrait dès lors devenir un premier pas constructif pour l’entreprise donnant la parole aux collaborateurs, de manière désintéressée, pour bâtir des possibles vertueux.

Michaël Roux, Professeur associé en marketing, Directeur adjoint programme Grande École, Audencia et Fidan Kurtaliqi, Enseignant-chercheur en marketing, Audencia

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.